И. С. Тургенев. Полное собрание сочинений и писем в тридцати томах. Письма в восемнадцати томах.
Том одиннадцатый. "Литературные и житейские воспоминания". Биографические очерки и некрологи. Автобиографические материалы. Незавершенные замыслы и наброски. 1852--1883
Издание второе, исправленное и дополненное
М., "Наука", 1983
UNE FIN
Dernier récit de Tourguéneff
I
Tout le monde le sait, tout le monde le dit, la race des tyranneaux s'est éteinte, ou à peu près, en Russie; cependant je crois en avoir encore rencontré un, et cet individu m'a semblé assez original pour m'engager à en donner une idée à mes lecteurs.
C'était au mois de juillet, en pleines chaleurs, à cette terrible époque de l'année que les paysans ont surnommée les souffrances. Voulant garantir et mon cheval et moi-même de la chaleur qui nous accablait, je m'étais abrité sous le large auvent d'une auberge de grand chemin dont je connaissais bien le propriétaire, un ci-devant dvorouoï, serf d'un seigneur. Dans sa jeunesse, il avait été un garèon maigre et chétif; maintenant c'était un gros bonhomme bien ventru, à la chevelure encore touffue mais grisonnante, aux grosses mains dodues, au cou de taureau. Il portait généralement un mince caftan, retenu par une étroite ceinture en galon de soie; pas de bas aux pieds ni de cravate au cou; la chemise était flottante au-dessus d'un pantalon en velours de coton noir. Grâce à son intelligence, il s'était fait une fortune assez rondelette, sans exciter ni soupèon ni haine, chose rare chez nous.
J'avais demandé un samovar et du thé, boisson aussi rafraîchissante pendant la canicule qu'elle est réchauffante pendant les plus grands froids de l'hiver.
Alexieïtch (l'on nommait ainsi mon hôte) s'était assis à côté de moi pour prendre une tasse de thé que je lui avais offerte par courtoisie et qu'il avait acceptée par politesse. Nous causions des récoltes qui s'annonèaient bien, de la fenaison qui s'était heureusement terminée, et de quelques cas isolés de peste bovine, quand tout à coup Alexieïtcli. posant la main sur la visière de sa casquette comme pour la prolonger, s'écria:
-- Ah! ah! voici notre oiseau de proie qui arrive! On ne pouvait parler d'animaux malades sans voir apparaître cet être-là.
Je regardai du côté que me désignait le doigt d'Alexi-eïtch, et je vis s'avancer vers nous, le long de la route, un équipage assez étrange. C'était une voiture à quatre roues, ouverte et basse, avec un large siège sur le devant, et une sorte de manne en cuir par derrière, recouverte d'un Hablier également en cuir; des sacs aussi en cuir, une vieille gibecière, un long fusil ayant des airs de carabine turque, une grosse gourde, un amas de chiffons et de hardes de toute espèce, un énorme chapeau de prêtre, deux canards sauvages morts, un autre canard, mais de bassecour, poussant des couins-couins inquiets, à côté de deux poules aux plumes rebroussées, évidemment résignées à leur sort; tout cela gisait, pendait pêle-mêle, tristement ballotté par les cahots du véhicule, tandis qu'un pauvre petit lapin noir, dressé sur ses pattes, flairait timidement quelques bouts de légumes qui passaient à travers les fentes de la manne.
L'homme, assis sur le siège, les jambes croisées à la turque, n'était pas moins étrange que son équipage. C'était un assez beau garèon d'une trentaine d'années, vêtu, malgré la chaleur, d'une touloup toute neuve, serrée sur les reins par une ceinture circassienne. Un bonnet circassien, en longs poils de chameau, retombait en franges tout autour de sa tête. Il avait des yeux énormes, clairs et durs; ses joues, dont les pommettes étaient rondes, rouges et comme sillonnées de petites rides, avaient constamment un sourire impertinent, accentué encore par le froncement d'un nez aquilin et bien dessiné. Une moustache longue et frisée se tortillait sur le menton toujours rasé, car l'homme qui la portait ne voulait passer ni pour un paysan ni pour un marchand, et encore moins pour un prêtre.
Dès qu'il nous eut aperèus, l'homme arrêta brusquement son petit cheval, et nous cria d'une voix de trompette:
-- Holà, hé! mes petits pères! vous voilà dehors à prendre un peu le frais? Ton ventre a bon besoin d'être aéré, Karp Alexieïtch!
-- Et qui est donc ce monsieur? demandai-je à voix basse, en me tournant vers mon hôte.
-- Ah! répondit celui-ci, c'est quelqu'un que je ne vous conseille pas de rencontrer à la tombée de la nuit... surtout si vous avez un cheval de trop... il lui aura vite trouvé sa place... Grand amateur de chevaux! ajouta-t-il avec un rire amer.
-- Bonjour, Platon Sergéïtch, continua tout haut mon hôte, en touchant du bout du doigt la visière de sa casquette.-- Et d'où venez-vous comme cela?.. de la ville?
-- De la ville? Et qu'ai-je à faire à la ville, s'il te plaît? Y voir des gens enrichis comme toi? Ou bien encore des rats de bureau, qui ne font que vous regarder dans la paume de la main, pour voir s'il ne s'y trouve pas quelque chose à faire déménager...-- Allons, allons, repartit mon hôte, il y a longtemps que cette paume est à sec... Mais, dites-moi donc un peu, Platon Sergéïtch, qu'est-ce que c'est que cette ménagerie que vous trimbal-lez avec vous?.. et que voulez-vous donc en faire? -- Ceci, mon cher, reprit Platon, c'est un signe que je vais m'établir marchand... et pourquoi pas? Parce que je suis noble?.. Ah bah!.. Parce que mon arrière-grand-père a porté des calottes en drap d'or, qui lui avaient été données par Tamerlan?.. Au reste, tout cela ne te regarde pas. Tiens, achète-moi plutôt cette paire de canards... ils viennent d'être tués; ils sont de la meilleure espèce.
Karp, qui s'était approché à petits pas de la voiture, souleva négligemment le bout du fusil, et, s'étant tout aussi négligemment assuré qu'il n'y avait pas trace de poudre, revint tranquillement vers moi. Talagaïeff (car il faut bien que le lecteur connaisse le nom de famille du héros de ce récit), après avoir suivi du coin de l'œil les mouvements de mon hôte, s'écria précipitamment:
-- Hé bien, alors, prends le canard vivant!
-- Hum! il pourrait bien y avoir autre chose à celuilà, grommela Karp.
-- Ah! je vois bien qu'il n'y a plus d'affaire possible avec vous autres. A quoi bon, par exemple, vous offrir ce lapin?., je sais bien que vous ne le prendrez pas... et cependant on en fait de très bonnes chaussettes, et très chaudes!
Il rejeta, avec indignation, au fond de la voiture, le lapin qu'il avait soulevé par les oreilles au niveau de sa tête.
-- J'ai là dedans, par exemple, une magnifique peau de léopard... Mais je ne te l'ai pas proposée, car je sais bien que cela dépasse le cercle de tes idées... je l'aurais peut-être proposée à monsieur...
Voyant que je ne me laissais pas prendre à cette amorce:
-- Tiens, cria-t-il, âme de deux kopeks, je vois bien que tu t'es imaginé que mon fusil n'était pas chargé... tiens, regarde! Et, arrachant son espingole de l'endroit où elle était fourrée, il la déchargea entre les oreilles de son petit cheval, qui ne bougea pas, accoutumé qu'il était à de pareilles frasques. On entendit un grand cri à l'intérieur de la maison, et une grosse femme pâle, un petit enfant dans les bras, parut à la fenêtre.
-- Vous avez fait peur à ma belle-fille!, s'écria mon hôte, devenu tout à coup blême de fureur. Et mon autre belle-fille qui est en couches! Vous allez déguerpir sur-le-champ, ou sinon...
-- Eh bien! quoi, sinon? cria Platon à tue-tête. Est-ce que ce chemin n'est pas à tout le monde?.. Il n'est donc plus au tsar?.. Et si tu crois qu'en fait d'armes je n'ai que le vieux fusil,., regarde un peu!
Platon se baissa et tira du fond de sa voiture un magnifique poignard circassien.
-- Oh! oh! c'est ainsi? dit tranquillement mon hôte, et il frappa dans ses mains: Léon! Maxime! Piotre!
Aussitôt trois robustes gaillards apparurent par différents endroits dans la cour, chacun d'eux tenant une grande fourche à la main.
-- Voulez-vous continuer la conversation avec mes garèons?
Une contorsion de haine parcourut tout le visage de Platon. Il se retourna avec fureur et, brandissant le poing, partit au grand galop de son cheval.
-- Vous vous êtes fait là un dangereux ennemi, dis-je à mon hôte.
-- De lui? répondit Karp en haussant les épaules, clans une semaine il reviendra m'offrir de lui acheter ses canards ou son poulain... Cependant, il vaut mieux être prudent, bien que ce ne soit pas de ce côté que nous vienne le véritable danger...
A ce moment, j'entendis la voix de Talagaïeff entonner dans le bois la chanson populaire de Stenko Razine, et cette voix n'était ni agréable ni juste; l'un des garèons de ferme marmotta entre ses dants: "Ça veut être un brigand et èa ne sait seulement pas chanter les chansons de brigand!"
Quelques minutes plus tard, j'entendis ce même garèon chanter cette même chanson avec une force et un entrain qui m'auraient donné à réfléchir si j'avais été son patron.
II
Talagaïeff appartenait à une ancienne famille noble du gouvernement de Toula, autrefois très riche, mais qui, grâce à une série de samadours {C'est ainsi qu'on nomme chez nous jusqu'à présent les écervelés qui brûlent leur vie par les deux bouts.}, était tombée dans la misère.
Sans avoir besoin de remonter plus haut, on avait vu le propre père de Talagaïeff avoir des harnais en argent pour ses chevaux, et employer le même métal pour les ferrer; puis encore donner 100 roubles et la liberté à un cocher qui en plein hiver, après avoir bandé les yeux de son cheval, s'était précipité du haut d'un talus escarpé dans une rivière déjà prise par la glace, et qui, après en avoir brisé la croûte et avoir disparu dans l'eau, avait reparu le visage ruisselant de sang, mais du reste sain et sauf, et tout prêt à avaler un grand hanap d'eau-de-vie à la santé de son maître et libérateur.
Talagaïeff, lui, n'avait plus les moyens de se passer ces fantaisies-là, le pauvret; mais il faisait de son mieux pour ne pas se montrer trop indigne de pareils ancêtres. Aussi jouissait-il, dans tout le pays, de la réputation d'un faiseur de scandales, d'un homme avec lequel il valait mieux ne pas avoir de rapport. Peu de personnes se doutaient qu'il ne fallait pas secouer longtemps la fourrure de ce loup pour voir apparaître la queue du lièvre. Ne le connaissant pas autrement, je partageais l'opinion générale jusqu'au moment où il me fut donné de connaître l'homme tel qu'il était.
J'avais, parmi mes voisins de campagne, un brave petit propriétaire, d'une soixantaine d'années, tout grisonnant, tout rondelet, bon chasseur, belle fourchette, toujours alerte, vif et de bonne humeur. Il venait souvent me voir, car nous avions la même passion, les cartes; non pas les cartes à grand tralala, mais le petit whist anodin, avec force imprécations contre la mauvaise chance, serments de ne plus toucher à une carte, etc.. et on recommenèait de plus belle le lendemain.
Voilà qu'un soir je vois arriver mon bon voisin dans un état touchant au désespoir. Son visage était gonflé, on voyait même qu'il avait beaucoup pleuré. Je le pris aussitôt par le bras, et l'emmenant dans la chambre voisine:
-- Paul Martinitch, m'écriai-je, que vous est-il donc arrivé?
-- Je suis un homme perdu! Vous voyez en moi un homme perdu! balbutia mon voisin. Et de nouvelles larmes jaillirent de ses yeux; ces larmes allaient si peu à son jovial visage!
-- Mais qu'y a-t-il? Qu'est-ce? Un malheur vous serait-il arrivé?
-- Non, pas à moi... mais un malheur horrible! . Voici ce que j'appris à travers ses sanglots.
Sa fille, jolie blondinette d'une quinzaine d'années, qu'il adorait, sa fille, en qui s'était concentrée toute sa vie, avait disparu de la maison depuis le matin.
-- C'est chez ce misérable, c'est chez ce Platochka, cet infâme, ce brigand de Platochka qu'elle doit être!.. s'écria mon voisin. On l'a vu rôder hier autour de la maison, et même on prétend qu'il a causé avec elle dans le jardin... Et elle, mon ami... elle qui n'était jamais sortie sans sa vieille bonne... Quinze ans!.. Sortie seule, disparue!.. comme un agneau!.. Imaginez-vous!.. Quinze ans!.. Ça ne peut pas rester ainsi!.. et je viens vous prier de venir à mon aide!
-- Mais que puis-je faire pour vous aider, mon pauvre Paul Martinitch?
Mon voisin croisa avec force ses mains sur sa poitrine:
-- Allons ensemble chez ce brigand, et arrachons-lui sa proie. Voyez-vous, s'il le faut, je me battrai en duel, je le tuerai!..
-- Mais pourquoi êtes-vous si persuadé qu'elle se trouve chez lui, Paul Martinitch?
Mon voisin m'interrompit avec violence:
-- Elle est chez lui! il n'y a pas à en douter un seul instant!.. Et qui donc serait capable de faire un coup pareil? Serait-ce Jégor Antipovitch? ou Zachér Plutarkitch?.. Non, non, c'est là qu'il faut la chercher!
Voyant bien qu'il ne voulait pas en démordre, je fis atteler ma voiture, et quelques minutes plus tard, nous roulions sur le chemin qui conduisait à l'habitation de Talagaïeff, éloignée de quelques verstes seulement. Pendant tout le trajet, mon voisin fut dans l'état le plus lamentable. On ne savait si c'était de crainte ou de désir de trouver là sa fille.
-- Un véritable agneau!.. répétait-il sans cesse,-- un pauvre petit pigeon sans défense!.. Quinze ans!..
Nous arrivâmes enfin. La maisonnette de Talagaïeff était si petite, si basse, si vermoulue, qu'elle ressemblait bien plus-à une mauvaise izba de paysan qu'à une cidevant habitation seigneuriale; aussi, à peine entrés dans la misérable antichambre, où un petit Cosaque nous reèut avec des yeux tout écarquillés de stupeur, nous nous trouvâmes immédiatement face à face avec le maître du logis. Enveloppé dans une vieille robe de chambre persane, un bonnet de même étoffe sur la tête et une longue pipe de merisier à la bouche, il faisait des efforts inutiles pour se donner des airs de dignité. Je vis passer sur ses traits, à l'aspect de mon voisin, comme un tressaillement; mais il n'avait pas eu le temps d'ouvrir la bouche, que Paul Martinitch se précipitait vers lui les mains tendues et criant comme un fou:
-- Nastinka! Où est Nastinka?
Talagaïeff se redressa de toute sa hauteur, et, lanèant une bouffée de sa pipe:
-- De quelle Nastinka voulez-vous parler? dit-il d'un air arrogant.
-- Ma fille! c'est ma fille que je veux dire! gémit le pauvre homme.-- Elle est chez toi depuis ce matin, j'en suis sûr! Rends-la-moi! tu n'as pas le droit de me la prendre comme cela... Ou bien, vois-tu, malgré tes pistolets, tes sabres, tes poignards, tes moustaches, je... je... je ne laisserai pas rondin sur rondin dans ta maison, et quant à toi-même...
-- Voilà qui est magnifique! interrompit Talagaïef,-- un vieux qui prétend que je lui ai déhauché sa fille, et qui vient faire du tapage chez moi!.. chez moi, Talagaïeff, gentilhomme de vieille roche, à qui personne n'a jamais osé parler en élevant la voix!.. Et vous, Monsieur,--a jou-ta-t-il en se retournant vers moi,-- quel rôle venez-vous jouer ici? De quel droit forcez-vous l'entrée de ma maison?
-- C'est moi, s'écria Paul Martinitch, c'est moi qui ai invité notre respectable voisin à m'accompagner, et quant à ma fille, je ne bougerai pas d'ici jusqu'à ce que... Nastia! Nastia! se mit-il à crier à tue-tête en tournant dans la chambre comme un animal en rage. Nastia! ma petite chérie, où es-tu?
-- Je suis ici, papa! se fit tout à coup entendre une voix bien connue.
Ce fut comme un coup de théâtre.
Mon voisin se précipita hors de la chambre dans la cour, d'où la voix semblait venir.
Je le suivis. "Nastia!" continuait à crier le père, mais cette fois il haletait de joie.
-- Ma colombe, où es-tu donc?
-- Je suis ici, papa! je suis enfermée, répondit la voix de la jeune fille.
Mon voisin courut vers la porte d'une petite grange, et dès qu'il en eut fait sauter d'un coup de pied la mauvaise serrure, on aperèut Nastia assise sur un vieux canapé en cuir, l'air tout penaud, mais non désespéré.
Le père se jeta aussitôt à son cou et la couvrit de baisers en répétant seulement: -- Ah vilaine! ah méchante!.. tu n'as pas eu honte d'agir ainsi avec moi!.. et pour qui?..
-- Pardonnez-moi, pardonnez-moi, mon père... Mais, vous savez,-- ajout a-t-elle en se reculant tout à coup et en le regardant droit dans les yeux,-- vous n'avez pas à rougir de moi! je sais trop bien ce que je dois à l'honneur!.. et, avant mon mariage... Ah non, par exemple!
-- Plus tard, plus tard, nous parlerons de tout cela... A présent il s'agit de partir, dit Paul Martinitch en entraînant sa fille du côté de la voiture.
-- Il s'agit de savoir si on vous laissera partir, fit retenir la voix cuivrée de Talagaïeff; mais le bonhomme lui jeta pardessus l'épaule un regard si terrible, son vieux visage prit une expression si menaèante, que Talagaïeff eut un moment d'hésitation... Le vieillard en profita, saisit sa fille à bras-le-corps et la jeta dans la voiture, y sauta lui-même et cria de toute sa force: -- Fouette, cocher! A la maison!
La voiture s'ébranla aussitôt. Talagaïeff, éperdu de rage et de désappointement, lanèa sur nous ses quatre grands lévriers; mais le cocher, se penchant vers Paul Martinitch, lui dit en souriant:
-- Soyez tranquille, barine: le lévrier est un bon animal qui n'attaque ni les chevaux ni les hommes. En effet, après nous avoir reconduits pendant une centaine de pas, ils s'arrêtèrent net tous les quatre, en faisant tournoyer leurs grandes queues à panache en signe de contentement.
Tout en nous éloignant de la tanière de Talagaïeff, nous pouvions entendre ses vociférations furieuses et ses menaces. Mais nous avions bien autre chose à penser que d'y faire attention. Nastia ne sa lassait pas d'embrasser son père, et même moi, de temps en temps. Elle n'arrêtait pas de pleurer, et pourtant elle était comme folle de joie. Le père pleurait aussi, et riait encore plus fort.
-- Je vous le disais bien, s'écriait-il en s'adressant à moi. Quinze ans, Monsieur!.. Un enfant! il lui faut encore des joujoux... Mais pourtant,-- continua-t-il en se tournant vers sa fille,-- quelle idée as-tu eue de prêter l'oreille à ce que te disait cet animal-là?
-- Ah! ne me le demandez pas, répondit Nastia en se couvrant le visage des deux mains.
-- Mais pourtant... pourtant?
-- Il est si beau garèon, murmura-t-elle en écartant un peu les doigts.
-- Lui?.. beau garèon?.. mais s'il te faut de grandes moustaches, notre chat Vaska en a de plus longues encore!
-- Et puis, il voulait me mener à la ville, à Moscou, me montrer le Kremlin...
-- Et puis t'acheter de belles robes, n'est-ce pas?
-- Oui, aussi, mais cela me tentait moins... et puis, enfin, ma petite liberté...
-- Tu n'en as donc pas assez, grosse ingrate?.. Mais attends, je te mènerai à Moscou, moi aussi, je te ferai voir le Kremlin... et bien autre chose encore!..
Et là-dessus, le père et la fille s'embrassèrent, et moi je regardais le dos du vieux cocher qui hochait la tête d'un air approbatif,-- il était content, lui aussi!
On apprit plus tard que c'était par le jardin que la petite s'était enfuie, sans avoir dit un mot à personne, en n'emportant qu'un petit paquet de vêtements et une paire de souliers de rechange.
III
A une quinzaine de verstes de chez moi, se trouve un grand et riche village, habité presque entièrement par des odnodvortsi. Il s'y tient deux fois par an des foires assez fréquentées. Ce sont de vrais marchés de paysans, où on ne trouve que ce dont ils ont surtout besoin, à commencer par des chevaux, des bestiaux, et à finir par des ustensiles, des outils et tous ces autres objets beaucoup plus nombreux qu'on ne le croit, qui composent l'avoir du paysan russe et de sa femme. Ces foires sont généralement très animées et fort bruyantes, ce qui s'explique par la quantité de petits cabarets et de boutiques de mangeaille qui s'y installent de tous côtés.
J'étais venu à Grakhovo,-- ainsi se nomme l'endroit où se tient la foire,-- avec l'intention d'y acheter une paire de chevaux; on les y disait bons et pas trop chers. Arrivé vers le milieu de la journée, je ne fus pas étonné du brouhaha qui m'assaillit dès que j'eus franchi la petite rangée de collines qui entoure Grakhovo; mais le vacarme prit, lorsque je m'approchai des télégas, un caractère d'intensité tellement grand, que je me dis:
-- Il doit y avoir là quelques-uns de ces tapageurs qui ne manquent guère dans les foires de paysans.
Et, en effet, à une cinquantaine de pas devant moi, j'aperèus, entouré d'un groupe de gens avinés et furieux, se démenant avec de grands gestes, un solide gaillard, vêtu en Circassien, dans lequel je reconnus sans peine Talagaïeff. Il y avait bien trois ou quatre mois que je ne l'avais rencontré; son extérieur n'avait pas gagné, bien au contraire, il était plus débraillé que jamais, mais il n'avait rien perdu de son insolence. Autant que je pouvais distinguer à travers les cris qui m'assourdissaient, on accusait Talagaïeff d'avoir trompé un paysan sur les qualités d'un cheval qu'il lui avait vendu. Talagaïeff, indigné de ce qu'on osât lui faire en public des reproches contre lesquels il protestait avec d'autant plus de véhémence qu'il les savait parfaitement mérités, voulait imposer par les grands éclats de sa voix cuivrée, poussée avec violence du haut de son nez; mais il avait beau protester, lever les bras au ciel, menacer des poings, se frapper la poitrine, tout cela ne faisait aucune impression sur la foule. Des visages enflammés s'approchaient tout près du sien, de vrais hurlements de rage se confondaient avec ses vociférations. Un petit paysan noiraud, à la barbe ébouriffée, se distinguait entre tous.
-- Chez le juge de paix! Allons chez le juge de paix! Voilà assez longtemps que vous nous rendez la vie dure, vous autres soi-disant gentilshommes!
-- Comment osez-vous, misérables manants... cria Talagaïeff, qui me faisait, il faut le dire, un peu l'effet de don Juan acculé par les paysans à la fin du premier acte de l'opéra.
-- Comment nous osons?.. Ah! par exemple! riposta le noiraud; c'était bon autrefois, mon pigeon, èa ne prend plus maintenant...
-- Moi, chez le juge de paix! exclama Talagaïeff, devenu écarlate de jaune qu'il était d'habitude et roulant des yeux pleins de fureur, jamas de la vie!.. Et on vit briller la lame d'un poignard que le bravache aux abois fit tournoyer au-dessus de sa tête... mais il lui fut aussitôt arraché par une sorte d'hercule blond qui s'était tenu tranquille jusque-là.
-- Pas de èa, Votre Honneur!..
Talagaïeff bondit vers lui, mais il fut aussitôt arrêté par une dizaine de rudes mains, qui mirent presque en loques le caftan circassien dont le gentilhomme était accoutré. Le bonnet d'astrakan roula par terre; l'élégante ceinture déchirée, arrachée par endroits, dégringola aussi; et tout ce qui resta de Talagaïeff et de ses belles moustaches offrit un spectacle tellement pitoyable, qu'instantanément je me détournai de ce brutal tohu-bohu de paysans, de tout ce vacarme, de ce jugement à la Lynch, qui n'avait pas pour excuse le sentiment de justice qui se trouve plus ou moins dans le cœur de tout Américain. Cette poussière suffocante, ces cris, cette puanteur d'eau-de-vie, la grossièreté de cette môlée à coups de poing, tout m'inspira un profond dégoût, et je me promis de ne plus m'exposer à revoir ni une scène pareille ni celui qui pouvait la provoquer; et cependant, je me trompais, je devais voir encore Talagaïeff.
IV
C'était par une triste et froide soirée de novembre. J'avais été obligé de sortir pour aller dîner chez un de mes proches voisins, et je rentrais chez moi dans un petit traîneau attelé d'un seul cheval, avec une toute petite clochette sur la douga, accompagné d'un jeune cocher pour tenir les rênes en cas de besoin.
La neige tombait depuis l'avant-veille, large et lente; elle encombrait les chemins et faisait peu à peu courber la tête des arbres; de temps en temps, il soufflait une rafale de vent qui semblait raser la terre. Le ciel était bas et lourd; de gros nuages noirs voilaient à chaque instant la lune, dont le mince croissant semblait sauter de l'un dans l'autre, comme fuyant devant un ennemi invisible. La lueur qu'elle projetait était tout aussi inquiète et incertaine; on croyait voir courir de petits lièvres blancs, ou des ombres rapides bondir à travers le chemin; les objets prenaient des formes étranges et pourtant familières, s'allongeant démesurément ou se perdant tout à coup. C'était un jeu bizarre de lumière et de ténèbres.
Dieu sait pourquoi, mon petit cocher se mit à chantonner, d'abord à voix basse, puis, encouragé par mon silence, un peu plus haut d'une voix claire et plaintive; cette voix presque enfantine s'alliait à merveille au tintement monotone de la clochette de la douga et à la tristesse silencieuse de cette nuit. Je ne pouvais bien distinguer ni l'air ni les paroles, mais il s'agissait probablement, comme dans la plupart des chansons, de jeunes filles, d'amour.
-- Quel âge as-tu? lui demandai-je en l'interrompant brusquement.
-- Mais... mais je vais sur mes dix-huit ans, répondit la garèon un peu étonné.
-- Songerais-tu déjà à te marier?
-- Eh! pourquoi pas? S'il se trouvait une belle fille!..
-- Comme la petite Nastia, par exemple? dis-je.
-- Ah èa, barine, vous plaisantez; ce n'est pas là un mets pour notre museau... Quant à me marier, il y a d'assez jolies filles au village... le père n'y mettrait pas d'empêchement... qu'est-ce que èa lui fait? il est plus souvent au cabaret qu'autre part... et quant à la bonne petite vieille, j'en fais ce que je veux... je n'ai besoin que de siffler... Eh bien, eh bien, qu'est-ce qu'il a? s'écria-t-il entachant d'arrêter le cheval qui s'était tout à coup jeté de côté. La lune était entrée dans un nuage épais, et l'obscurité avait redoublé. Le cheval continuait à piétiner sur place, à secouer obstinément la tête, à s'ébrouer... Un objet sombre, dont je ne pouvais discerner nettement les contours, se trouvait jeté en travers de la route.
-- Regarde un peu ce qu'il y a là, dis-je au cocher. Je tiendrai les rênes en attendant.
Le garèon sauta à bas du traîneau, mais ce n'était pas chose facile que de faire tenir le cheval tranquille; il tremblait de tous ses membres, son poil était hérissé.
-- Barine! me dit alors le cocher d'une voix subitement grave, allons-nous-en d'ici.
-- Pourquoi cela?
-- Il ne fait pas bon ici.
-- Mais pourquoi cela? dis-je en sautant à mon tour du traineau.
-- Il n'y fait pas bon, barine, vous dis-je.
Et tout en disant ces paroles, il fit un grand signe de croix et s'éloigna de quelques pas.
-- Voilà comment ils devraient tous finir, ces voleurs de chevaux... c'est bien fait! marmotta-t-il, et un éclair de férocité traversa son jeune visage imberbe et placide.
Je m'avanèai vers l'objet qui faisait une telle peur à la bête et à l'homme; je me penchai... et je reconnus Tala-gaïeff!
Un grand coup de hache lui avait fendu le front; la lune, reparaissant tout à coup, se reflétait dans le sang répandu autour de la tête et lui faisait comme une auréole d'un rouge doré.
Les deux bouts d'une grosse corde traînaient à terre près du cou, et toute cette figure débraillée, souillée, déchirée, se détachait avec une vigueur inouïe sur le blanc cru et vierge de la neige.
Je me rappelai qu'un jour, à la suite d'une rixe grossière, j'avais dit en parlant devant lui:
-- Il serait triste pour un Talagaïeff de finir dans une pareille échauffourée; et Talagaïeff s'était écrié: "Ah! par exemple! les Talagaïeff finissent autrement!"
Voilà comme ils finissent! pensai-je cette nuit-là devant son cadavre mutilé.
Перевод
КОНЕЦ
Последний рассказ Тургенева
I
Все знают и все говорят, что порода мелких тиранов перевелась или почти перевелась на Руси; однако мне кажется, что я еще знавал одного из них, и этот человек по своей оригинальности представляется мне достойным внимания читателей.
Дело было в июле, в самую жару, в ту тягостную пору года, которую крестьяне называют страдою. Чтобы избавить свою лошадь и себя от удручающей жары, я укрылся под широким навесом постоялого двора на большой дороге; я хорошо знал его хозяина, бывшего помещичьего дворового. В молодости он был худым и тщедушным малым; теперь же стал пузатым толстяком с еще густыми, но уже седеющими волосами, с большими и пухлыми руками, с бычьей шеей. Он носил обычно легкий кафтанчик, перетянутый узким пояском из шелковой тесьмы; ни чулок, ни платка на шее он не носил; рубаха была выпущена поверх плисовых штанов. Благодаря своему уму, он нажил себе довольно кругленькое состояние, не возбуждая при этом ни подозрений, ни ненависти, что у нас случается редко.
Я спросил себе самовар и чаю -- ведь чай так же освежает в летнюю жару, как согревает в самый сильный мороз зимою.
Алексеич (так звали моего хозяина) сел со мною, чтобы выпить чашку чаю, которую я предложил ему из любезности, а он принял из вежливости. Мы разговаривали об урожае, обещавшем быть хорошим, о благополучно закончившемся сенокосе, о нескольких случаях падежа скота, как вдруг Алексеич, приставив руку к козырьку картуза (чтобы лучше видеть), воскликнул:
-- Ага! вот и наш стервятник! Только стоило заговорить о дохлой скотине, как он и является.
Я посмотрел туда, куда указывал Алексеич, и увидел подъезжающий к нам по дороге довольно странный экипаж. То была четырехколесная повозка, открытая и низкая, с широкими козлами на передке и своего рода ременной корзиной позади, закрытой кожаным фартуком. Мешки, также кожаные, старый ягдташ, длинное ружье, похожее на турецкий карабин, большая фляга,, куча тряпья и платья всякого рода, огромная поповская шляпа, две мертвые дикие утки и домашняя утка, испускающая отчаянные кря-кря, рядом с ней две взъерошенные куры, очевидно примирившиеся со своей участью,-- всё это лежало и висело вперемежку, печально покачиваясь при толчках повозки, а несчастный черный кролик, стоя на задних лапах, боязливо обнюхивал зелень овощей, торчавшую из щели ременной корзины.
Человек, сидевший на козлах, скрестив ноги по-турецки, был не менее странен, чем его экипаж. Это был довольно красивый малый лет тридцати, одетый, несмотря на жару, в новенький тулуп, стянутый черкесским поясом. Черкесская папаха из длинной верблюжьей шерсти свешивалась бахромой вокруг его головы. Глаза у него были огромные, светлые и жесткие; на его щеках с выпуклыми красными скулами, исчерченными мелкими морщинами, застыла дерзкая улыбка, еще подчеркнутая морщинкой над орлиным, хорошо очерченным носом. Длинные закрученные усы вились над гладко выбритым подбородком, потому что человек, носивший их, не хотел,: чтобы его принимали ни за крестьянина^ ни за купца, и еще хуже -- за духовного.
Человек этот, как только он нас увидел, круто остановил свою лошадку и закричал нам зычным голосом:
-- Э-эй! батеньки! вышли на воздух чуток прохладиться? Брюхо-то твое, Карп Алексеич, нехудо проветрить!
-- Кто этот господин? -- спросил я шёпотом, повернувшись к моему хозяину.
-- А,-- ответил он,-- это человек, с которым я вам не пожелал бы встретиться к ночи... особенно если у вас есть лишняя лошадь... Он живо найдет ей место... Большой охотник до лошадей! -- прибавил он с горькой улыбкой.
-- Здравствуйте, Платон Сергеич,-- продолжал вслух мой хозяин, прикладывая палец к козырьку картуза.-- И откуда же вы так-то едете?., из города?
-- Из города? А что мне, по-твоему, делать в городе? Смотреть толстяков, разбогатевших, как ты? Или канцелярских крыс, которые только и заглядывают вам в ладонь, нет ли там чего-нибудь, что можно заграбастать...
-- Ну, ну! -- возразил мой хозяин,-- уж давно ладонь-то эта пуста... Но скажите-ка вы мне, Платон Сергеич, что это за зверинец вы таскаете с собой?., и что же вы хотите с ним делать?
-- Это, мой милый,-- сказал Платон,-- означает, что я хочу заделаться купцом... а почему бы и нет? Не потому ли, что я дворянин?.. Вот еще!.. Или потому, что мой прапращур носил тюбетейки золотый парчи, подаренные ему Тамерланом?.. Впрочем, всё это тебя не касается. Вот, купи-ка у меня лучше эту пару уток... они только что убиты; самой лучшей породы.
Карп, подошедший потихоньку к повозке, как бы невзначай поднял дуло ружья и, так же невзначай убедившись, что на нем не было и следов пороха, спокойно возвратился ко мне. Талагаев (надо же читателю знать фамилию героя этого рассказа), проследив искоса за движениями моего хозяина, поспешно воскликнул:
-- Ну, так возьми тогда живую утку!
-- Хм, вполне может быть, что и здесь не всё чисто,-- проворчал Карп.
-- Эх, видно с вашим братом дела не сладишь. Стоит ли" например, предлагать тебе этого кролика?.. Знаю, что ты его не возьмешь... а ведь он пригодился бы для шерсти на отличные, очень теплые чулки!
Он с негодованием отбросил в глубину повозки кролика, которого держал за уши на уровне своей головы.
-- У меня там еще есть превосходная леопардовая шкура... Но я тебе ее не показываю, потому что прекрасно знаю, что она не по твоему носу... Я бы, пожалуй, предложил ее этому господину...
Но видя, что я не клюю на эту удочку, он закричал:
-- Ах, ты, двухкопеечная душа, я ведь всё вижу: ты думаешь, мое ружье не было заряжено?.. Вот, смотри!
И, схватив ружьецо, валявшееся где-то в повозке, он разрядил его, положив между ушей своей лошадки, которая даже не дрогнула, очевидно привыкшая к подобным штукам.
В доме послышался громкий крик -- и полная бледная женщина с ребенком на руках показалась в окне.
-- Вы напугали мою сноху! -- закричал хозяин, внезапно побледнев от ярости. А другая моя сноха на сносях! Убирайтесь сейчас же, или...
-- Ну, что или? -- крикнул Платон во всё горло.-- Разве эта дорога не для всех? Или она уже не государева?.. А ежели ты думаешь, что по части оружия у меня только это старое ружье... вот, посмотри!
Платон нагнулся и вытащил со дна своей повозки великолепный черкесский кинжал.
-- Так вот как? -- произнес спокойно хозяин и хлопнул в ладоши: -- Левон! Максим! Петр!
Тотчас трое здоровых молодцов показались с разных концов двора; каждый держал в руках большие вилы.
-- Желаете ли вы продолжать разговор с моими ребятами?
Лицо Платона передернулось от злобы. Он яростно повернулся и, грозя кулаком, поехал, погоняя во всю мочь свою лошадь.
-- Вы себе нажили опасного врага,-- сказал я хозяину.
-- Это его-то? -- ответил Карп, пожимая плечами.-- Через неделю он явится снова предлагать мне уток или жеребенка... Конечно, всё же лучше быть настороже, хотя и не этим он по-настоящему опасен...
В это мгновенье из лесу донесся голос Талагаева, затянувшего народную песню о Стеньке Разине; этот голос не был ни приятным, ни верным; один из работников пробормотал сквозь зубы: "Хочет быть разбойником, а сам даже и петь разбойничьи песни не умеет!"
Несколько минут спустя я услышал, как тот же парень пел ту же самую песню с такой силой и с таким выражением, что, будь я его хозяином, я бы очень призадумался.
II
Талагаев происходил из старинной дворянской семьи Тульской губернии, некогда очень богатой, но по милости нескольких поколений самодуров {Так до сих пор называют у нас сумасбродов, беззаботно прожигающих свою жизнь.} впавшей в нищету.
Нет надобности углубляться в их родословную, достаточно вспомнить, что у родного отца Талагаева сбруя на лошадях была отделана серебром и подковы были тоже серебряные; а еще -- он пожаловал 100 рублей и вольную кучеру за то, что тот зимой, завязав глаза своей лошади, бросился с высоты крутого обрыва в речку, схваченную уже льдом и, разбив ледяную корку и исчезнув под водой, вынырнул с окровавленным лицом, но впрочем живой и здоровый,-- и тут же выпил большую чарку водки за здоровье своего господина и освободителя.
Сам Талагаев, обеднев, уже не имел возможности позволять себе подобные фантазии; но он старался, как только мог, показать, что и он не хуже своих предков. Поэтому он и пользовался во всей округе репутацией скандалиста, человека, с которым лучше не иметь никакого дела. Лишь немногие догадывались, что не надо было долго трясти шкуру этого волка, чтобы увидеть торчащий из-под нее заячий хвост. Я разделял общее заблуждение, пока не раскрылась передо мной истинная сущность Талагаева.
Среди моих деревенских соседей был один мелкий помещик, славный человек лет шестидесяти, седенький, кругленький, хороший охотник, любитель вкусно поесть, всегда живой, подвижный и добродушный. Он часто бывал у меня, так как у нас с ним была одна общая страсть: игра в карты. Не крупная игра, но вист по маленькой, с горькими сетованиями на судьбу, когда не везло, с клятвами не касаться более карт и пр. ... а на завтра начинали всё сначала.
Однажды вечером мой добрый сосед явился ко мне в состоянии, близком к отчаянию. Его лицо распухло, видно было, что он много плакал. Я взял его под руку и, отведя в соседнюю комнату, спросил:
-- Павел Мартыныч, что с вами случилось?
-- Я погибший человек! Вы видите -- я погиб! -- пробормотал мой сосед.-- И опять слезы брызнули из его глаз; эти слезы так мало подходили к его жизнерадостному лицу!
-- Но в чем дело? Что же это? С вами случилось несчастье?
-- Нет, не со мной... но ужасное несчастье!
Вот что я узнал из его рассказа, прерываемого рыданьями.
Его дочь, хорошенькая белокурая девушка лет пятнадцати, которую он обожал, его дочь, на которой сосредоточивалась вся его жизнь, пропала из дому с самого утра.
-- У мерзавца этого, у Платошки, у негодяя, разбойника Платошки -- вот где она должна быть!..-- восклицал мой сосед.-- Вчера видели, как он бродил вокруг моего дома; говорят даже, что он разговаривал с нею в саду... А она-то, мой друг... она, никогда не выходившая без старой няньки... Пятнадцать лет!.. Вышла одна, пропала!.. словно овечка!.. Представьте себе!.. Пятнадцать лет!.. Нельзя этого так оставить!.. и я пришел просить вас мне помочь!
-- Но что же я могу сделать, чтобы вам помочь, бедный мой Павел Мартыныч?
Мой сосед с силою скрестил руки на груди:
-- Поедемте вместе к этому разбойнику и вырвем у него добычу. Вы увидите, если нужно, я вызову его на дуэль, я его убью!..
-- Но почему вы так уверены, что она у него, Петр Мартыныч?
Мой сосед решительно прервал меня:
-- Она у него! ни минуты в этом не сомневаюсь!.. Кто еще был бы способен на такую штуку? Не Егор же Антипыч? или Захар Плутархич?.. Нет, нет, нужно ее искать там!
Видя, что он не хочет отказаться от своего намеренья, я велел заложить коляску, и через несколько минут мы уже катили по дороге, ведущей к жилищу Талагаева, находившемуся всего в нескольких верстах. Во всё время пути мой сосед находился в самом плачевном состоянии, и трудно было сказать, от страха ли или от нетерпения найти свою дочь.
Мы наконец приехали. Домишко Талагаева был такой маленький, такой низкий, такой прогнивший, что гораздо более походил на бедную крестьянскую избу, чем на бывшую помещичью усадьбу. Едва мы вошли в жалкую прихожую, где нас встретил: казачок с выпученными от страха глазами, как тотчас очутились лицом к лицу с хозяином дома. Облаченный в старый персидский халат, с ермолкой на голове и с длинной черешневой трубкой в зубах, он тщетно старался: придать своему лицу выражение достоинства. Я заметил, что при виде моего соседа он вздрогнул; но не успел рта раскрыть, как Павел Мартыныч бросился к нему с протянутыми руками, крича, как сумасшедший:
-- Настенька! Где Настенька?
Талагаев выпрямился во весь рост и: пустил клуб дыма из трубки.
-- О какой Настеньке вы изволите говорить? -- спросил он вызывающе.
-- Моя дочь! я о своей дочери говорю! -- простонал бедняк.-- Она у тебя с нынешнего утра, я уверен! Верни ее мне! ты не имеешь права взять ее эдак у меня... А если нет, так вот, несмотря на твои пистолеты, и сабли, и кинжалы, на твои усы, я... я... я не оставлю бревна на бревне в твоем доме, а что до тебя самого...
-- Прекрасно! -- прервал Талагаев,-- старик воображает, что я соблазнил его дочь, и является ко мне со своими требованиями!.. Ко мне, к Талагаеву, столбовому дворянину, с которым никто еще никогда не смел говорить, повысив голос!.. А вы, сударь,-- прибавил он, обращаясь ко мне,-- какую роль вы тут играете? По какому праву вторгаетесь вы в мой дом?
-- Это я,-- воскликнул Павел Мартыныч,-- это я пригласил нашего уважаемого соседа сопутствовать мне, а что до моей дочери, то я отсюда не тронусь, пока не... Настя! Настя! -- принялся он кричать во весь голос, мечась по комнате как взбесившийся зверь.-- Настя! моя милая, где ты?
-- Я здесь, паненька! -- послышался вдруг хорошо знакомый голос.
Развязка наступила неожиданно, как в театре.
Мой сосед бросился из комнаты во двор, откуда, казалось, доносился голос.
Я последовал за ним. "Настя!" -- продолжал кричать отец, но теперь он трепетал от радости.
-- Голубка моя, где же тм?
-- Я здесь, папенька! Я заперта,-- отвечал девичий голосок.
Мой сосед подбежал к двери маленькой риги, ударом ноги сбил жидкий запор, и мы увидели Настю, сидевшую на старом кожаном диване; вид у нее был смущенный, но не слитком испуганный.
Отец тотчас бросился к ней на шею и покрыл ее поцелуями, повторяя только:
-- Ах, гадкая! ах, злая!.. Тебе не стыдно было так поступить со мною?., и ради кого?..
-- Простите меня, простите меня, батюшка... Но, вы знаете,-- прибавила она, вдруг отступив и глядя ему прямо в глаза,-- вы не должны краснеть за меня! Я достаточно хорошо знаю, в чем состоит девичья честь!.. и притом, до замужества... Ну, уж нет!
-- Потом, потом мы поговорим обо всем этом... Сейчас нужно скорее уезжать,-- сказал Павел Мартыныч, увлекая дочь в сторону коляски.
-- Нужно прежде еще узнать, позволят ли вам уехать,-- раздался металлический голос Талагаева; но добряк бросил на него через плечо такой гневный взгляд, его старое лицо приняло такое угрожающее выражение, что Талагаев на мгновенье смутился... Старик этим воспользовался, схватил дочь на руки и бросил ее в коляску, прыгнул в нее сам и закричал изо всех сил: -- Гони, кучер! Домой!
Коляска тотчас двинулась. Талагаев, разъяренный, обманутый в своих ожиданиях, спустил на нас четырех борзых; но кучер, нагнувшись к Павлу Мартынычу, сказал ему усмехаясь:
-- Не беспокойтесь, барии; борзая -- добрая тварь и не нападает ни на лошадей, ни на людей.
Действительно, проводив нас сотню шагов, все четыре пса разом остановились, помахивая длинными мохнатыми хвостами в знак удовольствия.
Удаляясь от логова Талагаева, мы долго еще слышали его яростные выкрики и его угрозы. Но нас волновали уже другие чувства -- и мы не обращали на него внимания. Настя без устали целовала отца п время от времени даже меня. Она не переставала плакать, а между тем словно обезумела от радости. Отец тоже плакал, а смеялся еще сильнее.
-- Я же вам говорил,-- восклицал он, обращаясь ко мне.-- Пятнадцать лет, сударь!.. Ребенок! ей еще игрушки нужны... Но, однако же,-- продолжал он, обращаясь к дочери,-- о чем ты думала, как могла развесить уши перед болтовней этого скота?
-- Ах, не спрашивайте меня об этом,-- отвечала Настя, закрывая лицо обеими руками.
-- Но всё же... всё же?
-- Он такой хорошенький,-- прошептала она, раздвигая немножко пальцы.
-- Он?.. хорошенький?.. но уж если тебе нужны большие усы, так у нашего кота Васьки они еще длиннее!
-- И потом, он хотел повезти меня в город, в Москву, показать мне Кремль...
-- И купить тебе красивых платьев, не так ли?
-- Да, и это тоже, но платья меня меньше привлекали... и потом, так хотелось, наконец, немножко свободы...
-- Так у тебя ее мало, неблагодарная?.. Подожди, повезу я тебя в Москву, покажу тебе Кремль... и еще много другого!..
И вслед за этим отец и дочь обнялись, а я смотрел в спину старого кучера, который одобрительно покачивал головой -- он тоже был рад!
Позднее выяснилось, что девочка сбежала из дому через сад, не сказав никому ни слова, и взяла с собой только сверточек платьев и пару башмаков на смену.
III
Верстах в пятнадцати от меня находится большое и богатое село, населенное почти сплошь однодворцами. Два раза в год там бывают довольно многолюдные ярмарки. Это -- настоящие крестьянские торги, где только и можно найти то, в чем особенно нуждаются крестьяне, начиная с лошадей, скота и кончая инструментами, домашней утварью и всякими другими предметами, гораздо более многочисленными, чем принято думать, составляющими имущество крестьянской семьи. Эти ярмарки всегда очень оживлены и очень шумны, чему способствует большое количество кабачков и съестных лавок, стоящих на каждом шагу.
Я приехал в Грахово -- так называется село, где происходит ярмарка,-- чтобы купить пару лошадей; мне говорили, что они там хороши и не очень дороги. Приехав около полудня, я не был удивлен криком, донесшимся до меня, как только я пересек ряд холмов, окружающих Грахово; но когда л приблизился к телегам, крик так усилился., что я сказал себе:
-- Это, наверное, кто-нибудь из тех горланов, какие бывают на каждой сельской ярмарке.
И, действительно, шагах в пятидесяти впереди себя я увидел в толпе среди пьяных и возбужденных людей, мечущихся и размахивающих руками, одетого по-черкесски коренастого человека, в котором без труда узнал Талагаева. Прошло уже месяца три или четыре после нашей последней встречи; его наружность не стала лучше, наоборот, он был еще более растерзан, чем раньше, но сохранил всю свою наглость. Сколько я мог понять из отдельных восклицаний, Талагаева обвиняли в том, что он обманул мужика, которому продал лошадь, расхвалив ее мнимые достоинства. Талагаев, возмущенный публичными порицаниями, против которых он возражал особенно горячо потому, что понимал их справедливость, хотел воздействовать на толпу громовыми раскатами своего медного голоса, звучавшего властно и высокомерно; но сколько он ни буйствовал, как ни воздевал руки к небу, как ни грозил кулаками, как ни бил себя в грудь, всё это не производило на окружающих ни малейшего впечатления. Возбужденные лица подступали вплотную к его лицу, яростные вопли смешивались с его возгласами. Маленький чернявый мужичонка со всклокоченной бородой особенно выделялся среди всех.
-- К мировому! Идем к мировому! Довольно вы нам портили жизнь, вы, господа дворянчики!
-- Как вы смеете, подлые хамы...-- крикнул Талагаев; надо сказать, что он несколько напоминал мне Дон-Жуана, отбивающегося от крестьян в конце первого акта оперы.
-- Как это, как мы смеем?.. Ну, погоди!-- возразил чернявый,-- это тебе не прежние времена, голубчик, теперь тебе так не пройдет...
-- Меня, к мировому! -- воскликнул Талагаев, ставший багровым из желтого, каким он был обычно, и бешено вращая глазами,-- никогда в жизни!..
Внезапно блеснуло лезвие кинжала; буян отчаянно завертел им над головой... но какой-то русый геркулес, до тех пор державшийся в стороне, тотчас выхватил его из рук Талагаева.
-- Потише, ваша честь!..
Талагаев бросился к нему, но был мгновенно схвачен десятком грубых рук, которые чуть не в клочья изорвали черкеску, облекавшую дворянина. Мерлушковая: папаха покатилась на землю; щегольский пояс, сорвавшись него, также свалился; и всё, что осталось от Талагаева и от его великолепных усов, представляло до такой степени жалкий вид, что я поспешил, отвернуться от зрелища этой грубой мужичьей расправы, от этой свалки, от этого суда Линча, не оправданного тем чувством правосудия, которое существует в большей или меньшей степени, в сердце всякого американца. Эта удушливая пыль, вопли, угарный дух водки, жестокость этой кулачной расправы -- всё внушало мне глубокое отвращение, и я дал себе слово никогда не подвергать себя возможности лицезрения подобного безобразия и того, кто способен был его вызвать; а между тем я ошибся; мне. суждено было еще раз увидеть Талагаева.
IV
Это случилось в мрачный, и холодный, ноябрьский вечер. Мне пришлось выехать, чтобы отобедать у одного из моих близких соседей, и я возвращался к себе на маленьких санках, запряженных одиночкой, с колокольчиком под дугой, в сопровождении, молодого кучера, который мог подержать вожжи в случае надобности.
Крупный, тихо падающий снег шел с позавчерашнего дня; он заваливал дороги и клонил иод своей тяжестью вершины деревьев; порывами дул ветер и, казалось, стлался по земле. Небо висело тяжелое и низкое; черные тяжелые тучи поминутно закрывали месяц, тонкий серп которого, казалось, нырял из одного облака в другое, словно спасаясь от невидимого врага. Свет, шедший от месяца, был тревожен, и неверен; казалось, что видишь бегущих белых зайчиков или какие-то быстрые тени, пересекающие дорогу; предметы принимали формы странные и в то же время знакомые, то удлиняясь несоразмерно, то вдруг исчезая. То была своеобразная игра света и тьмы.
Бог знает почему, мой кучерок принялся напевать, сначала про себя, потом, ободренный моим молчанием, немножко громче, чистым и жалобным голосом; этот почти детский голос гармонировал с однозвучным позвякиванием колокольчика иод дугой и с молчаливой печалью этой ночи. Я не мог как следует разобрать ни слов, ни напева, но речь шла, вероятно, как в большей части песен, о девушках и о любви.
-- Сколько тебе лет? -- спросил я его, внезапно прерывая его пение.
-- Да... скоро будет восемнадцать,-- ответил мальчик, немного удивленный.
-- Думаешь ли ты уже о женитьбе?
-- Ну, почему бы и нет? Если бы нашлась хорошая девушка!..
-- Как Настенька, например? -- сказал я.
-- Ах, барин, вы шутите; это не по нашему рылу блюдо... А чтоб жениться, найдутся красавицы и в деревне... Отец не стал бы противиться... какое ему дело? ему бы только по кабакам шататься... А что до доброй матушки, я с ней полажу... довольно мне только свистнуть... Ну, ну, что это с ней? -- воскликнул он, стараясь удержать лошадь, внезапно бросившуюся в сторону. Месяц вошел в густую тучу, и темнота еще больше сгустилась. Лошадь продолжала переступать на месте, упрямо встряхивать головою, храпеть... Темный предмет, очертания которого я не мог ясно рассмотреть, лежал поперек дороги.
-- Посмотри-ка, что там такое,-- сказал я кучеру,-- а я пока подержу вожжи.
Парень соскочил с саней; ко было нелегко заставить лошадь стоять спокойно; она дрожала всеми членами, и шерсть на ней встала дыбом.
-- Барин! -- сказал мне вдруг кучер изменившимся голосом,-- уедемте отсюда.
-- Почему это?
-- Тут не ладно.
-- Но почему же? -- сказал я, в свою очередь соскакивая с саней.
-- Тут не ладно, барин, я вам говорю.
И, произнеся эти слова, он широко перекрестился и отошел на несколько шагов.
-- Вот такой им бы всем и конец, этим конокрадам... и поделом! -- прошептал он, и что-то жестокое мелькнуло в его безбородом и добродушном лице.
Я подошел к предмету, который так испугал лошадь и кучера; наклонился... и узнал Талагаева!
Лоб его был рассечен сильным ударом топора; месяц, внезапно вновь выглянувший из туч, отразился в крови, разлитой вокруг головы, и образовал около нее как бы золотисто-красный ореол.
Два конца толстой веревки тянулись от его шеи, и вся его фигура, растерзанная, грязная, изодранная, выделялась с необычайной силой на резкой и девственной белизне снега.